La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a pour objectif de faire de la région un espace sans frontières. Pour atteindre un tel degré d’intégration et garantir la durabilité de son projet, l’organisation sous-régionale devra créer les conditions permettant de rendre tous ses membres interdépendants. En effet, l’intégration naît de l’interdépendance. L’histoire de la naissance de l’Union européenne (UE) en est la preuve : c’est à partir d’un projet industriel que l’on a pu générer cette interdépendance essentielle entre les pays. Ce projet a permis d’impulser le mouvement d’intégration économique des pays européens.
L’intégration européenne a débuté en 1952, environ deux ans après qu’une déclaration historique, la déclaration Schuman, a proposé la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca). Ce que visait l’auteur de cette déclaration, Robert Schuman, alors ministre français des Affaires étrangères, était de faire de l’intégration régionale l’outil d’une paix durable en Europe. Six pays européens (Allemagne de l’Ouest, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas), qui étaient en guerre moins de dix ans auparavant, ont uni leurs forces, rassemblé leurs ressources et commencé à produire de l’acier à partir du charbon sous le commandement d’une haute autorité, organe exécutif collégial et supranational. Il est évident que c’est bien la Ceca qui a lancé le processus d’intégration européenne, en créant un marché commun du charbon et de l’acier.
Bien que la Ceca n’ait pas atteint ses ultimes objectifs, comme par exemple définir une politique européenne de l’énergie, on peut y voir un projet visionnaire dont la plus grande réussite a été de rapprocher les pays membres et de les rendre interdépendants à travers un processus industriel nécessitant le partage et la répartition des tâches. D’ailleurs, on sait que, grâce à la Ceca, les échanges commerciaux entre les membres ont augmenté (et même décuplé pour l’acier, selon des chiffres de 1970).
L’Afrique au cœur du projet européen
Il est cependant important de rappeler que la déclaration Schuman comporte aussi un passage qui peut surprendre, puisqu’il fait allusion au « développement du continent africain »1. Robert Schuman défend en effet une idéologie pour le moins controversée, « l’Eurafrique », qui fait de l’Afrique le pourvoyeur de matières premières au profit de l’Europe.
C’est de cette idéologie néocoloniale qu’est née, le 28 février 1975, la convention de Lomé, un accord de coopération commerciale entre la Communauté économique européenne et 46 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Il s’agissait, pour l’Europe, non seulement de garantir son approvisionnement permanent en matières brutes, mais aussi d’empêcher dans la mesure du possible que les ententes et unions entre pays africains ne mettent en danger le développement des industries européennes.
Tant la convention de Lomé que l’accord de Cotonou (2000), ou encore les accords de partenariat économique qui les remplacent, traduisent bien dans la forme le souci de faire renaître une sorte de pacte colonial, identifié dès le milieu des années 1960 par les pionniers de la théorie de la dépendance2.
Le rêve inachevé de l’OUA
L’intégration africaine est quant à elle née en mai 1963 avec la fondation de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), incarnation très imparfaite de l’idéologie panafricaine partagée par des millions de personnes sur le continent et dans la diaspora africaine. Pour l’historien guyanien Walter Rodney, cette idéologie exprime la « riposte des Africains à leur oppression ». Handicapée par ses divisions internes3, cette riposte fut malheureusement trop timide.
Deux documents résument la vision de l’OUA en matière de développement et d’intégration : le Plan d’action de Lagos pour le développement de l’Afrique (PAL), publié en 1980, et le traité de 1991 instituant la Communauté économique africaine (ou traité d’Abuja).
Le PAL est un vaste programme de développement pour le continent africain. Il comporte treize chapitres, dont un consacré à l’industrie. Les thèmes clés de ce chapitre sont le développement collectif autonome, la coopération régionale et internationale, la création d’emplois, le développement des ressources humaines et la nécessité d’harmoniser les stratégies de développement au niveau régional. Le traité d’Abuja a le mérite d’avoir officialisé les Communautés économiques régionales (CER) et d’avoir posé les jalons d’un processus d’intégration progressive devant mener à une union économique et monétaire et à la création d’un Parlement panafricain.
L’importance de ces deux documents pour l’avancement de l’intégration africaine est indéniable. Ils fournissent le cadre général et une feuille de route à suivre pour parvenir à l’unité africaine. Cependant, cet exercice qui vise à l’autodétermination africaine ne dépasse pas le cadre théorique et ne décrit pas les moyens à utiliser pour passer du stade primaire du libre-échange aux unions douanières puis au marché commun. Or le passage réussi d’un niveau d’intégration à un autre implique que les membres des CER ont développé entre eux un tel degré de confiance qu’ils acceptent de dépendre les uns des autres. Un projet industriel de qualité est de nature à générer cette forme d’interdépendance.
Des économies dépendantes de l’Occident
En l’absence d’activités industrielles concrètes, des économies obstinément extraverties en direction du monde occidental n’auront aucun avantage à s’intégrer et à commercer davantage entre elles. C’est bien ce que l’on observe dans toutes les régions d’Afrique, principalement en Afrique de l’Ouest, où l’on trouve la première économie d’Afrique, le Nigeria. La richesse ne naît pas du partage d’une idéologie lorsque celle-ci demeure stérile.
Une relation de solidarité fondée sur l’interdépendance donne donc aux acteurs des raisons légitimes d’approfondir l’intégration de leurs économies et de consentir aux sacrifices inhérents au fonctionnement de toute structure régionale. À cet égard, le faible niveau des transactions commerciales entre pays africains (voir le graphique ci-dessous) est sans doute révélateur du caractère superficiel des liens qui les unissent. Comparée aux autres continents, l’Afrique a le taux le plus bas d’échanges commerciaux entre pays, alors que l’Europe, dont la plupart des États sont membres de l’UE, a les pourcentages les plus élevés.
On remarque par ailleurs que, d’une part, le nombre de groupements africains d’intégration économique est très important et que, surtout, plusieurs pays appartiennent à plus d’un groupement à la fois. On peut donc interroger la sincérité avec laquelle certains pays font la démarche d’adhérer à des organisations régionales.
Par exemple, comment peut-on expliquer le fait que des pays appartiennent en même temps à deux unions douanières différentes ? Il est incohérent que le Burundi et la République démocratique du Congo (RDC) soient à la fois membres de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale et de la Communauté de l’Afrique de l’Est, des organisations régionales qui prévoient chacune d’établir une union douanière. Cette situation contradictoire affaiblit ces deux groupements4.
Stimuler la Cedeao
L’histoire de la Ceca nous apprend qu’un projet industriel dont tous les participants tirent profit va non seulement les rassembler, mais aussi les inciter à approfondir davantage encore l’intégration de leurs économies : suivant une logique néo-fonctionnaliste, l’activité industrielle a nécessité l’harmonisation des lois et des règlements relatifs au transport ou au droit du travail, tout en rendant nécessaire la mise en place d’infrastructures et d’institutions de gestion du marché unique européen5. L’appui à des projets industriels d’envergure régionale pourrait ainsi stimuler l’intégration de la Cedeao. Un des secteurs économiques qui paraît le plus à même d’accélérer cette intégration est celui de l’industrie automobile.
Cette industrie est unique : elle implique un très grand nombre d’acteurs, employés à des activités distinctes mais étroitement liées les unes aux autres, telles que la recherche, la conception, la construction, l’assemblage, la distribution et l’entretien des centaines de pièces qui constituent les divers systèmes automobiles.
Plusieurs économistes considèrent cet ensemble d’activités complémentaires comme un des plus grands pôles de croissance au monde, capable de peser sur la croissance mondiale6. Cependant, étant donné le coût très élevé des équipements nécessaires à son fonctionnement, cette industrie ne peut être rentable que si l’espace géographique, l’environnement institutionnel et les infrastructures, notamment dans le domaine du transport, lui permettent de réaliser des économies d’échelle.
Il serait donc judicieux de concevoir des plans de développement industriel sur un vaste territoire comme celui de l’Afrique de l’Ouest, qui compte près de 450 millions d’habitants. Décider de développer une industrie automobile sur cet espace serait un choix rationnel, puisque la sous-région abrite déjà deux pôles opérationnels, l’un au Nigeria, l’autre au Ghana.
Patriotisme automobile
Le 29 mai 2023, devant le peuple nigérian, Muhammadu Buhari, qui était président depuis 2015, a transféré les rênes du pouvoir fédéral à Bola Ahmed Tinubu. Le même jour, comme le veut la tradition, le mandat des nouveaux gouverneurs du pays a débuté dans leurs capitales respectives. Deux d’entre eux, Alex Otti, de l’État d’Abia, dans le Sud-Est, et Yahaya Inuwa, de l’État de Gombe, dans le Nord-Est, ont surpris un certain nombre d’observateurs en arrivant à leur cérémonie d’investiture à bord de voitures de fabrication nigériane. Il faut noter qu’en mars 2022 leur homologue de l’État d’Anambra, Charles Soludo, était devenu le premier gouverneur à afficher cette forme de patriotisme en faisant d’un véhicule nigérian, du constructeur Innoson Manufacturing Motors, sa voiture officielle.
Les entreprises nigérianes et ghanéennes produisent quelques modèles d’automobiles et de véhicules militaires. Cependant, à en juger par les déclarations d’un industriel de Lagos, les entreprises automobiles locales ont beaucoup de mal à surmonter la compétition des marques étrangères et de l’énorme marché ouest-africain des véhicules d’occasion.
Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), le continent africain importe 40 % de toutes les voitures d’occasion expédiées d’Europe, d’Amérique du Nord et du Japon. Les statistiques indiquent que chaque année plus de 450 000 véhicules inondent les ports d’Afrique de l’Ouest ; 80 % de ces voitures sont d’occasion. À titre de comparaison, le plus grand constructeur automobile nigérian, Innoson Vehicle Manufacturing (IVM), produit environ 60 000 véhicules par an. Certains constructeurs automobiles nigérians ont donc exprimé le souhait de bénéficier d’un plus grand soutien de la part du gouvernement.
Le soutien institutionnel accordé à l’industrie automobile ouest-africaine est de nature variable. Les gouvernements des pays qui fabriquent des automobiles ont naturellement adopté des lois protégeant leurs entreprises. Par contre, la Commission de la Cedeao, bien qu’ayant exprimé un réel intérêt pour cette industrie, n’a toujours pas pu proposer de plan d’action régional.
200 000 véhicules nigérians d’ici à 2033
Le Ghana et le Nigeria ont tous deux publié des plans nationaux de développement du secteur de l’automobile. La Politique de développement automobile du Ghana (Ghana Automotive Development Policy, GADP) a été adoptée en 2019. Les principaux chapitres de la GADP présentent les mécanismes les plus propices à attirer les investisseurs, comme les incitations à l’investissement et les avantages fiscaux pour les assembleurs automobiles locaux. Ceux-ci se verront accorder des exonérations fiscales de cinq à dix ans en fonction de leur catégorie.
Le Nigeria, un des principaux pays d’Afrique dans la construction et l’assemblage de voitures, a de son côté publié son nouveau Plan de développement en mai 2023. L’objectif des responsables du secteur est de faire passer la production de véhicules à 200 000 d’ici à 2033, dont 30 % de véhicules électriques.
Par ailleurs, le Ghana et le Nigeria protègent les constructeurs automobiles locaux en imposant des droits de douane relativement élevés sur l’importation de véhicules entièrement assemblés : de 5 à 20 %, en fonction de la puissance du moteur, 11 % supplémentaires concernent d’autres droits et taxes, auxquels s’ajoute une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de 15 % sur les véhicules neufs et d’occasion. Les fabricants nationaux de pièces et d’équipements bénéficient par ailleurs d’allègements et d’exonérations fiscales. En outre, le Ghana impose des pénalités sur les véhicules d’occasion en fonction de leur âge. Le Nigeria a lui imposé une mesure protectionniste notable en interdisant toute importation d’automobiles par les voies terrestres afin de lutter contre la contrebande.
Exportations régionales
Il y a quelques années, dans le but de renforcer le label « made in Ghana », la présidence a acheté 500 voitures à son constructeur automobile, Kantanka Automobile. Il est également important de noter que les voitures de patrouille utilisées par les forces de police au Ghana et au Nigeria sont fabriquées localement. Les pouvoirs publics prennent soin d’accorder le plus de visibilité possible au soutien qu’elles accordent à leurs entrepreneurs afin de réduire autant que possible l’engouement du grand public pour les voitures étrangères.
Le potentiel de l’industrie du véhicule en matière de création d’emplois en Afrique de l’Ouest est considérable. Le défi des gouvernements est de parvenir à déplacer la demande de véhicules neufs davantage en faveur des constructeurs africains. Des particuliers de plusieurs pays de la sous-région possèdent des véhicules ouest-africains : les marques Innoson et Kantanka sont présentes en Sierra Leone, au Mali et au Liberia. En 2019, l’ancienne présidente du Liberia, Ellen Johnson Sirleaf, a d’ailleurs fait l’acquisition d’une voiture de marque Kantanka.
Les constructeurs automobiles locaux présents dans la région depuis une quinzaine d’années accueilleraient favorablement la possibilité de conquérir d’autres marchés régionaux avec l’appui des pouvoirs publics. En novembre 2022, les ministres des Transports et de l’Industrie de la Cedeao, ainsi que les responsables du commerce régional, se sont réunis pour discuter des moyens à mettre en œuvre pour stimuler le commerce interrégional et promouvoir les chaînes de valeur automobile. L’une des recommandations était que le Conseil des ministres de la Cedeao adopte un cadre politique spécifique à la chaîne de valeurs de l’industrie automobile. Mais l’élaboration des politiques d’industrialisation au niveau régional est extrêmement lente, tandis que les plans d’industrialisation de la Cedeao sont anciens et peinent à se concrétiser.
Des matières premières disponibles sur place
L’industrie automobile est pourvoyeuse d’un nombre important d’emplois, directs et indirects. En Europe, près de 9 % des travailleurs évoluent dans ce secteur. En Afrique du Sud, ils représentent 3 % du total de la force de travail du pays. Il s’agit bien entendu de travailleurs du secteur formel. Alors que les trois quarts des emplois non agricoles sont informels, parmi lesquels de nombreux électriciens et mécaniciens, les gouvernements ouest-africains pourrait soutenir un ensemble de projets qui permettraient de recruter, de former et d’intégrer des artisans de l’économie dite « grise » dans l’économie formelle. Une formation diplomante leur apporterait des connaissances et des revenus supplémentaires.
Par ailleurs, lithium, cobalt, nickel ou bauxite, des matières premières essentielles à l’industrie mécanique et automobile, sont disponibles dans la sous-région et en Afrique centrale, ce qui facilite en principe l’approvisionnement d’une industrie régionale en métaux et en minéraux de première nécessité.
La décision de réaliser un projet industriel de cette nature pourrait rapprocher les pays de la Cedeao au point de les rendre interdépendants. Et les nombreux avantages d’une industrie automobile dynamique rejailliraient sur tous les secteurs économiques de la région : du complexe sidérurgique d’Ajaokuta, au Nigeria, qui doit encore être achevé, aux mines de bauxite de Guinée, et au-delà. L’effet multiplicateur de cette industrie aurait un impact direct et indirect sur plusieurs autres secteurs, tels que l’alimentation et l’agriculture, la recherche et le développement, l’éducation, les services ou encore les transports.
Pour y parvenir, la Cedeao devra relever de nombreux défis comme l’insuffisance des infrastructures de transport, qui rendra difficile l’acheminement de matériaux d’un pays à l’autre, le manque d’usines d’assemblage et la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Mais la réussite d’un projet industriel à l’échelle de la sous-région augmentera la demande de la part des États pour une autorité supranationale organisée, efficace et capable de fournir des biens publics régionaux de qualité.
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